Nouvelle ère

Le claquement de bottes sur le bitume abîmé résonnait à travers les ruelles silencieuses et sombres. L'unique source lumineuse était dispensée par la lune ronde, qui semblait veiller paisiblement sur la cité en ruine que les survivants s'étaient réappropriés depuis plusieurs années déjà. Siloë marchait d'une allure rapide, un sac sur le bras et le corps emmitouflé dans un manteau trop grand aux bords élimés.
Elle tourna au coin d'une rue, et pénétra dans un secteur de la ville relativement épargné par les bombes, où les immeubles se dressaient encore sur plusieurs étages, faisant régner au sol une pénombre plus intense. Elle fit halte le temps de sortir de sa besace un petit bâtonnet jaune qu'elle plia dans un claquement. Une lueur diffuse s'en échappa, guère suffisante pour éclairer à un mètre devant elle, mais elle parut s'en satisfaire et reprit sa marche. Elle croisa plusieurs fois quelques membres de la milice, qui assurait la sécurité des rues à la tombée de la nuit, mais ils ne lui accordaient jamais plus qu'un bref regard.

Partout, l'on pouvait encore voir les traces de la guerre qui avait ravagé le monde, et n'avait épargné rien ni personne. La cité avait été prospère à une époque, et avait même constitué le point de mire de beaucoup de touristes. Aujourd'hui, elle n'avait plus pour particularité que d'accueillir un grand nombre de rescapés. Ce qui en faisait jadis la fierté n'était souvent plus que des décombres, d'où surgissaient ça et là quelques vestiges, souvenirs d'une époque plus paisible.

La femme passa devant ce qui avait été un imposant museum d'histoires naturelles, et qui ne présentait plus maintenant qu'une façade ravagée devant un nouveau terrain vague. Elle tourna un nouvel angle et poussa un soupire.
Enfin, elle était arrivée à destination sans rencontrer de problème. Il était toujours dangereux, surtout pour ceux de sa caste, de sortir la nuit. Malgré les milices qui patrouillaient, de nombreux crimes avaient encore lieux, et elle savait pertinemment que personne n'accorderait grande importance à la disparition de quelqu'un comme elle.

Elle leva brièvement les yeux sur l'immeuble à quatre étages qui lui faisait face. Il avait été assez épargné, et l'on pouvait voir de la lumière derrière plusieurs de ses fenêtres. Avec soulagement, elle poussa la porte à double battants et aux vitres fêlés et pénétra dans le hall du bâtiment, qui à une autre époque avait dû traduire l'aisance dans laquelle ses habitants vivaient. Elle dépassa l'ancienne loge du gardien et commença à gravir les escaliers de marbre au tapis usé. L'ascenseur était inutilisable depuis des années, faute d'électricité pour le faire fonctionner.
Tête baissée, la femme avançait en fixant le sol, tâchant de ne pas regarder les étages qu'elle dépassait au risque de croiser le regard de l'un des locataires.
Enfin elle atteignit le quatrième palier, et elle s'enfonça dans le couloir sombre, redoutant par avance la faible lumière que ses yeux captaient un peu plus loin devant elle. Arrivée à hauteur de la source, elle dut stopper, un groupe de femmes bloquant le passage. Avec résignation, Siloë attendit en silence, les yeux toujours baissés, que les Reproductrices daignent lui libérer le chemin, mais la voix hautaine de l'une d'elle lui fit serrer les dents.

- Eh bien, sahel, que nous ramènes tu donc d'intéressant, ce soir ?

Siloë n'avait pas besoin de voir son visage pour reconnaître celle qui l'interpellait avec un mépris tacite. Pas une fois elles ne s'étaient croisées sans qu'elle ne récolte le venin de cette vipère. Elle avait depuis longtemps appris qu'il ne servait à rien de résister, et ce fut en essayant de masquer le plus possible sa rancoeur qu'elle répondit d'une voix morne.

- Les médicaments pour Mademoiselle Longbart.

Un rire méprisant résonna parmi le groupe de femmes.

- Celle-là ne durera plus longtemps, sahel. Profite donc de la protection qu'elle t'apporte, car bientôt, tu ne seras plus rien. Cette garce a suffisamment fait son temps.

Malgré un conditionnement de plusieurs années, Siloë ne put retenir une œillade assassine vers la femme, mais le choc cuisant d'une claque lui fit détourner la tête.

- Je t'interdis de porter les yeux sur moi, sahel. Tu sais très bien que ça porte malheur, lui souffla la femme en approchant sa bouche à quelques centimètres de son oreille. Et prie que ta protectrice vive suffisamment longtemps pour que tu meurs avant elle.

Sitôt sa menace voilée proférée, elle fit un pas sur le côté, libérant le passage pour Siloë qui s'y engouffra sans attendre et s'éloigna sous des quolibets auxquels elle ne prêtait plus attention depuis longtemps. Elle referma derrière elle la dernière porte du couloir en exhalant un cri muet de frustration, et alla déposer son sac sur le plan de travail de la cuisine.

- Sil, c'est toi ?

Un sourire se dessina sur ses lèvres pâles, et Siloë prit la direction du salon.

- C'est moi Eliabel. Je te rapporte tes médecines, fit-elle en s'approchant de la femme à l'apparence usée qui occupait l'un des deux seuls fauteuils de la pièce. De multiples et gracieux tatouages s'épanouissaient sur sa joue pour plonger dans sa gorge, et Silöe se retint de porter la main au motif qui ornait son propre visage, mais dont la signification était tout autre.

- Quelque chose ne va pas ? demanda Eliabel avec inquiétude.

Lentement, Siloë vint s'asseoir à ses pieds, posant sa tête sur les genoux de la convalescente.

- Promets moi de ne pas me laisser seule dans cet enfer, Eli. J'ai besoin de toi.

Pour seule réponse, elle ne reçut que la tendre caresse de la main d'Eliabel dans ses cheveux. Son amie n'avait jamais aimé lui mentir.

"Bonjour monsieur, heureux de vous voir. Nous une selection de premier choix à vous proposer aujourd'hui."
La voix venait d'un homme d'age moyen, sans véritable trait distinctif. Cet homme s'inclinait actuellement devant quelqu'un.

"Eh bien qu'attendez vous? montrez moi ça !" Dit d'une voix impérieuse l'homme en question. Celui ci était grand, les cheveux noir avec des teintes bleutés, les yeux d'un bleu glacial. Son corps musclé témoignait d'un entretien physique attentif, et ses lignes harmonieuses ne faisaient que renforcer son attitude arrogante. Rand était son nom.

"Tout de suite monsieur."
l'homme qui était manifestement une sorte de serviteur se tourna vers une porte et tapa deux fois dans ses mains. Aussitôt une dizaine de femmes toutes plus belles les unes que les autres apparurent et se mirent en rang silencieusement.

La plupart d'entre elles arboraient de gracieux tatouages en quantités diverses, mais c'est vers une jeune fille sans tatouage que se dirigea Rand. Le regard de cette jeune fille était incertain, quelque peu apeuré et emprunt d'une grande innocence.

Rand caressa la joue de la jeune fille.
"Dis moi petite, tu as quel age?"

"18 ans" répondit-elle d'une petite voix.

"Et c'est ta première fois ?"

"O-oui, monsieur"

Le jeune homme, fit un petit sourire suffisant.
"Je t'amènerai vers des plaisirs que tu n'a encore jamais connu, tu verra."

Alors que la jeune fille baissait les yeux en rougissant, Rand se tourna vers l'autre homme.
"Je commencerai par elle ce soir."

Sans attendre de réponse, le jeune homme sortit de la pièce.

Il se retrouva dans un grand hall, où de nombreuses personnes étaient présentes. Rand commença alors à traverser la pièce en direction de l'escalier menant à sa suite, mais il eu à peine fait la moitié qu'il fut bousculé.

Il se tourna et trouva alors à terre une femme avec des draps éparpillés autour d'elle. la femme se releva sans lever les yeux.
"Pardonnez moi monsieur." dit-elle d'une voix tremblante.

Rand remarqua aussitot le tatouage sur le visage.
"tais toi sahel ou je te ferai fouetter pour ton insolence."

Puis le jeune examina sa propre chemise faite sur mesure, et y trouva un accroc.

"Tu as abîmer mes vêtements. je crains de ne pas pouvoir te laisser partir sans un dédommagement."

"Je vais vous la raccommoder, monsieur, je suis très douée pour ça." supplia la sahel.

Rand leva un de ses sourcils.
"Je t'avais dis de te taire."

Le jeune homme se tourna vers les quelques personnes qui s'étaient regrouper pour assister à la scène.
"Vous la ferait fouetter pour insolence. 20 coups devraient suffir je pense. Oh, et puisqu'elle a fait un accroc à ma chemise, déchirez tous ses vêtements. cela devrait la remettre à sa place."

Plusieurs ricanement se firent entendre alors que plusieurs hommes attrapait déjà la malheureuse et lui déchirait ses vetements.

La sahel se mit à crier :
"NON, NON JE VOUS EN SUPPLIE ! NON"

Mais Rand commençait déjà à s'éloigner, un sourire satisfait aux lèvres...

Eh, p’tit! fit un large homme à la figure bien fournie en poils en se mettant en travers du chemin d’un jeune adolescent.

J’suis pas p’tit. Répondit le garçon en serrant contre sa poitrine sa nourriture gagnée à la sueur de son corps, unique salaire depuis la fin des combats.

J’m’en fous. Tu cours vite?

C’est quoi le rapport? Il glissa rapidement des morceaux dans son sac de toile, un air appréhensif sur le visage.

Des p’tits comme toi devraient pas avoir besoin d’autant de nourriture…

Le garçon fila comme l’éclair avant d’entendre la fin de la phrase. Il évita les grosses mains de l’homme mais lui asséna un coup de pied au tibia qui fit chanceler le gros tout en tenant à ses paquets encore en main comme à sa vie.

Tous longs bras et jambes, une figure plus maigrichonne que mince se faufila entre les ruines avec une aisance qu’on n’aurait pas crue pouvait émaner d’un jeune adolescent gringalet. À tous les quelques pas, la figure portait une main sur le sac de toile qu’elle portait en bandoulière comme pour se rassurer que son contenu s’y trouvait encore. À son arrivée près d’un petit bâtiment presque intact hormis les fenêtres soufflées et le trou béant ouvrant le pan de l’un des murs, la figure s’arrêta à côté d’une échelle. Elle regarda de chaque côté puis sauta pour attraper le premier barreau à la peinture écaillée.

Usant des pieds et des mains pour se hisser jusqu’aux barreaux suivants, la figure escalada en vitesse au 3ème étage et se glissa par une fenêtre tout juste avant d’atteindre le toit. Dans la pénombre partielle, la lumière du soleil couchant brilla sur les particules poussiéreuses flottant dans l’air silencieux. Rapidement, la figure franchit le couloir jusqu’à une porte où le chiffre 14 avait naguère été peinturé et déverrouilla un gros cadenas rouillé pour y entrer. À l’intérieur, une barre lourde fut glissée en place et ce n’est qu’à ce moment que la figure se détendit.

Lentement, le sac fut déposé sur le sol. Ensuite, une tuque grise découvrit une chevelure d’un châtain cendré coupée à la garçonne mais laissée pousser pendant de longs mois jusqu’à ce qu’elle atteigne presque ses yeux. Un large chandail de lainage au col grossièrement raccommodé en angle jusqu’à la poitrine joignit la tuque sur le sol, suivi d’un second chandail ajusté aux manches courtes et aux coutures usées. Avec un soupir, l’adolescent glissa 2 mains sous un débardeur avec une vieille image de soleil levant et déroula une série de longues bandes de tissu dévoilant lentement… une poitrine de femme.

Enfin débarrassée de son surplus de vêtements, Joiya se laissa tomber sur le vieux matelas qu’elle avait trouvé en emménageant. Attrapant son sac de toile, elle en extirpa un morceau de pain dur qu’elle engloutit à grandes bouchées. Elle ne dînait jamais. Même si elle aurait osé amener avec elle des aliments au site de construction, un gros tas le lui aurait enlevé de toute façon, et rudement avec ça. Et cela n’aurait pas fait qu’un homme pose la main sur elle.

La pâle clarté du jour inondait la petite chambre et se répandait sur le lit double qui en occupait presque tout l'espace. Penchée avec appréhension au dessus de l'épaule du médecin, Siloë attendait avec une impatience difficilement contenue que l'homme de science se décide enfin à parler. Le visage de son amie paraissait horriblement blanc, et elle peinait pour seulement garder ses paupières levées, posant sur sa compagne un regard qui se voulait rassurant, mais que Siloë savait être feint.

Après un temps qui lui parut infini, le médecin retira son stéthoscope de ses oreilles, relâchant le poignet de la convalescente. Il se leva comme à regret, usant d'un unique soupire lasse en guise de conclusion à son examen. Siloë jeta un regard éperdu à Eliabel avant de le reporter sur l'homme qui semblait ne pas se décider à énoncer à voix haute ce que toute son attitude révélait déjà.

- Vous allez lui donner un médicament plus efficace ? demanda Siloë avec un espoir qu'elle savait illusoire.

- Les médicaments sont rares, lui fit-il en secouant la tête de dépit. Et ils sont réservés à nos meilleures reproductrices.

Siloë le dévisagea avec colère, lui agrippant convulsivement les épaules.

- Elle a mis au monde six enfants, dont cinq ont passé leur seconde année. C'est une de vos meilleures reproductrices.

- Etait,lui répondit-il en se dégageant doucement de son étreinte.

- Quoi ?

- C'était une de nos meilleures reproductrices. Son dernier accouchement s'est mal passé. Le bébé est mort, et il y a de grands risques pour qu'elle ne puisse plus avoir d'enfant. C'est déjà un miracle qu'elle ait survécu autant de jours.

- Mais… commença-t-elle à balbutier, le regard hagard, avant d'être interrompu avec une ferme douceur.

- Je ne peux plus rien faire pour elle. Je suis vraiment désolé.

Puis sans rien ajouter de plus, l'homme quitta la pièce. Siloë ne le remarqua presque pas. Un immense désespoir commençait à s'emparer de chaque fibre de son être, et si elle ne se ressaisissait pas, elle s'y perdrait sans doute. Ses yeux noisettes glissèrent jusqu'au visage livide de son amie, qui lui retourna un sourire paisible.

- Viens t'allonger à côté de moi, lui demanda-t-elle d'une voix éteinte.

Sans un mot, Siloë alla s'étendre à côté de son amante et la prit doucement dans ses bras. Alors elle ne put retenir ses larmes silencieuses, qui vinrent mouiller les cheveux bruns de la mourante.

- Ne sois pas triste. J'ai vécu heureuse avec toi. Je ne regrette absolument rien.

Siloë voulut lui retourner ses paroles, mais un sanglot lui contracta la gorge, et elle abandonna, incapable de pouvoir parler sans que sa détresse ne la submerge.

- Je vais avoir la chance de mourir dans tes bras, Sil. Je ne pouvais pas rêver d'une meilleure fin.

Siloë serra un peu plus fort Eliabel contre elle, comme si elle avait voulu que leur deux corps se fondent l'un dans l'autre, et que plus rien ne puisse jamais les séparer.

- Je suis désolée de te laisser toute seule, Sil. Pardonne moi…

Elle pouvait percevoir les sanglots muets de son amie, et elle caressa doucement ses cheveux. Elle avait encore tellement à lui dire, tant qu'elles avaient encore un peu de temps à elles. Mais elle attendrait que ses propres larmes se tarissent, et que sa gorge lui permette enfin de parler.

Eliabel mourut alors que le soleil était encore haut dans le ciel. Siloë demeura de nombreuses heures, immobile sur le lit, serrant tendrement le corps de son amante sans parvenir à se résoudre à la laisser partir. L'obscurité envahit la chambre sans qu'elle n'y prête attention, et ce ne fut que longtemps après minuit qu'elle desserra enfin son étreinte et consentit à se lever. Avec une infinie douceur, elle recoucha le cadavre de son amie, l'installant confortablement avant de déposer un tendre baiser sur ses lèvres et de la recouvrir du drap blanc. Elle resta quelques minutes à contempler le linceul improvisé, ne parvenant pas à en détacher le regard. Puis dans un cri silencieux, elle s'arracha à sa macabre contemplation et partit réunir le peu d'affaires qui pourrait lui être utile. Cette vipère de reproductrice avait raison : sans la protection d'Eliabel, elle n'était plus rien. S'emparant d'un paquet d'allumettes, elle revint dans la petite chambre à coucher et adressa un dernier adieu à son amie. Le petit morceau de bois s'enflamma dans un craquement, et elle le jeta sur le lit. Il ne tarderait pas à embraser le reste de la pièce, et le bûcher accompagnerait l'âme de sa compagne vers un monde meilleur. C'était l'unique oraison qu'elle pouvait lui offrir.

Accompagnée des premières fumées du début d'incendie, elle sortit dans le couloir désert, prenant soin de refermer à clef la porte de l'appartement, et descendit les quatre étages dans un calme déroutant. Arrivée dehors, elle ne marqua pas d'arrêt, laissant ses pas la guider. Ils pouvaient bien la conduire n'importe où, cela n'avait plus d'importance. Elle n'était plus rattachée à rien, et elle s'enfonça dans la nuit en se refusant d'y penser.

Voilà trois jours déjà que Ganga avait enfin passés les portes de la ville. Ville si l’on pouvait appeler ainsi l’amas de ruine et la misère qui hantaient désormais les rues. Pourtant, dans son esprit existait encore l’ancienne beauté où des tours construites par des hommes de toutes cultures avaient vu le jour, où chacun avait trouvé un endroit de paix et de tranquillité, où Dieu avait réussi à imposer la paix.

Il s’en souvenait de ces temps pas si lointain. Il n’était alors qu’un jeune homme amoureux de l’Eglise de Zura et de sa divine parole. A cette époque, il avait trouvé un job de moine copiste, d’où, désormais, sa grande connaissance des textes religieux. Mais cette vie il l’avait perdu, ainsi que son Eglise bien aimée qui, après la grande guerre se vit gouverner par des sots et des aveugles. Mais il n’avait nul besoin d’eux, la parole divine coulait dans ses veines, et nul aide il ne cherchait.

Son errance le mena dans les petites rues de la ville. Sa recherche n’avait aucun but, seul le Destin que Dieu lui avait dressé le mènerait sur le bon chemin.

Au détour d’une rue, une voix s’éleva, suivit d’une autre plus terrorisée. Un pressentiment vient tourmenter l’esprit de Ganga, comme si un murmure lointain lui ordonnait de se retourner pour découvrir la cause de ces cris.

« Est-ce donc toi Dieu qui me procure tes sages paroles? » Sans réfléchir, il se retourna et parti vers sa destiné.

Les voix se faisaient de plus en plus proche. Au coin d’une rue, il s’arrêta. Un peu plus loin, derrière quelques poubelles dans un coin sombre et presque à l’abri des regards, une femme entourée de cinq hommes, les suppliait de la laisser partir.

Un grand aux cheveux d’un blond étincelant, s’avança vers elle :

« Tu sais très bien ce qu’on réserve aux femmes de ton espèce… » D’un geste vif il lui agrippa les cheveux et d’un renâclement bien profond, lui cracha à la figure.

« Tu ne mérite même pas le rang de femme, on devrait vous élever en cage toi et ceux de ton espèce. » Un grand crac s’en suivit. Le poing du colosse venait de s’abattre sur la jeune fille, lui brisant son nez.

La joie était bien présente, les cinq hommes ricanaient tel des hyènes autour d’une proie.

« Laisser la. N’avez-vous pas honte d’ainsi traiter une créature de Dieu. La main de l’homme juste a-t-elle a jamais disparu de ses terres de désolation? Mais vos âmes ne sont pas perdues à jamais, demander pardon au tout Puissant et confesser vous, Dieu pardonne aux justes et aux miséricardieux »

D’une seule main Ganga releva la femme.

« Viens mon enfant, nous allons nous occuper de toi. »

« Tu es bien drole, vieil homme, mais ici, tu n’as aucun pouvoir. Tes paroles ne te servent à rien, tu n’es pas en posture de décider quoi que ce soit. Laisse cette chose ici et tu pourra t’en aller. J’ai horreur de lever la main sur le troisième âge. »

Ganga se retourna doucement et fixa le colosse dans les yeux.

« Sais-tu pourquoi Dieu nous appelle fils? Pour chacun de nous, Il est tel un père, nous accompagnant dans chaque moment de notre vie. Il sera toujours là dans nos moments difficiles. Tout ce qu’Il veut en retour c’est qu’à ton tour tu fasses progresser le bien autour de toi. Mais s’il t’advient de choisir le mal, Dieu sera honoré de te juger et de t’envoyer au antipode du paradis avec seul accompagnant, Lucifer. »

« J’emmerde Lucifer et j’emmerde ton sois disant dieu. Je te le… » L’homme n’eu pas le temps de finir sa phrase que le bâton de Ganga vient le frapper sous le menton, faisant décoller ses talons du sol.

« N’injure pas Dieu, ta vie n’est que le don qu’Il t’as offert, rien d’autre… »

« Creve vieillard » Ganga n’eu pas le temps de se retourner qu’une pluie de coups atterrissaient un peu partout sur son corps. Bientôt il s’effondra à terre pour ne plus pouvoir bouger.

Et dans la souffrance que ses membres lui offraient, et avant que ses paupières ne soient complètement fermées, il regarda avec impuissance un des nombreux viols de cette nouvelle ère.

Le bâtiment où habitait Joiya n'était guère un endroit invitant une fois qu'on avait rencontré les colocataires. Un vieux fou qui hurlait des insanités à toutes heures de la journée, un groupe de jeunes hommes batailleurs qui s'amusaient à lancer des pierres au vieux fou, des vieilles dames que personne ne voyait jamais. Aucun enfant par contre. Eux étaient enlevés par la soi-disant autorité en place pour les élever pour mieux faire des bébés aussitôt la puberté amorcée. La jeune femme serra ses genoux contre son torse en serrant les dents alors que les gémissements du schizophrène du 1er se dispersaient enfin dans son sommeil sans doute agité. Mordillant l'intérieur de sa joue, Joiya resserra la couverture qui se trouvait autour de ses épaules. La température tombait au courant de la nuit et la pellicule plastique recouvrant la fenêtre ne conservait guère beaucoup de chaleur, si en revanche elle réussissait à couper le vent qui, ce soir, ne sifflait pas contre les briques.

Le silence maintenant tombé semblait lourd et précurseur de malheur. Elle avait songé à plusieurs reprises de déménager à un autre quartier de la ville mais peu d'endroits offraient autant de protection que sa chambre présente. Elle n'osait pas espérer être aussi chanceuse une seconde fois pour trouver un endroit tel que celui-ci. La difficulté pour se rendre jusqu'à ce niveau répugnait aux lâches et était impossible aux plus faibles, vu l'accès uniquement possible via l'échelle, avec les escaliers disparus avec le pan de mur soufflé. Elle avait donc l'étage pratiquement à elle seule, généralement. C'était le cas ce soir.

L'absence de bruit presque accablant fit qu'elle sursauta lorsque quelque chose ou quelqu'un au dehors causa un brouhaha de bruits métalliques sonores. Elle fut en un instant sur le bord de la fenêtre à écarter doucement le rideau de plastique pour jeter un coup d'œil dehors quand elle aperçut une silhouette féminine qui se forgeait un chemin parmi les débris dans la pâle lumière lunaire. Serrant les poings, elle se retourna et reprit le chemin de son lit en songeant que cette femme tomberait tôt ou tard sur quelqu'un qui lui ferait regretter de se déplacer à une telle heure tardive. Cette pensée franchit son esprit et elle fit halte, ferma les yeux et grogna doucement. Se dirigeant vers la porte, elle enfila rapidement son chandail de laine et retira silencieusement la barre de son enclave et se glissa vers le bas le long de l'échelle. Furtivement, elle se faufila autour du bâtiment jusqu'à ce qu'elle puisse voir la silhouette. Elle chercha du regard la possible présence d'yeux malicieux puis avança vers la femme. Lorsque cette dernière aperçut enfin Joiya, celle-ci se propulsa contre la femme, attrapant son poignet tout en plaquant une main contre la bouche de la femme pour éviter d'attirer la moindre attention.

«Silence!» siffla-t-elle avec urgence à l'oreille de celle qui commençait déjà à se débattre sous elle. «Silence et suit-moi ou je ne donnerais pas cher de ta peau au matin. J'ai un endroit sécuritaire. Je suis Joran.»

Se relevant, elle hissa la femme sur ses pieds et l'entraîna derrière elle. Ne pas lui laisser découvrir sa nature ne lui était venue qu'au dernier instant et elle se dépêcha de faire entrer la femme chez elle avant de changer d'avis.

Rapidement, elle rapatria la femme chez elle, lui faisant la courte échelle pour que celle-ci puisse atteindre l'échelle malgré ses quelques possessions dans son baluchon. Elle espéra que personne n'avait repéré qu'il existait des endroits viables dans les hauteurs peu atteignables de cette bâtisse alors même qu'elle sautait pour attraper le premier barreau. En arrivant dans la chambre, Joiya attrapa la petite pile de bandes de tissu et s'esquiva dans le couloir avec l'ordre de rester sur place à la femme. Elle ne fut qu'un instant, ayant pris depuis longtemps le tour d'enfiler en quatrième vitesse ses bandelettes.

Lorsqu'enfin elle fut réentrée, le barreau d'acier remis en place et alors qu'aucun bruit ne semblait déranger le silence du couloir, elle se sentit recommencer à respirer. S'appuyant contre la porte de sa paume de main, elle laissa sa tête choir contre sa poitrine pendant un court instant avant de se redresser, croiser les bras attentivement par-dessus sa poitrine puis se retourna pour toiser la femme du regard.

«Je te demanderai même pas ce que tu foutais dans les rues à cette heure, je suis pas certain que je veuille le savoir. En fait, j'espère bien que t'es pas une espèce de folle qui ne sait plus ce qu'elle fout, parce que là, j'ai vraiment pas besoin de ça.»

La jeune femme déglutit puis avança vers le lit mais n'attendit pas que l'autre commence à parler.


«Je reconnais ton tatouage. Je te ferai rien si tu me fais rien. C'est tout ce que j'ai à dire là-dessus.»

Attrapant les couvertures rapiécées qu'elle avait rejeté le matin au bout du lit, elle commença à les replacer sur le matelas.

«Si tu veux disparaître demain matin, libre à toi. Je te demande seulement de me réveiller si tu décides que tu veux foutre le camp. Question que je remette la barre en place. Sinon, comme j'ai dit, moi c'est Joran.»

Enlevant son pull de laine de façon à ce qu'il soit à l'envers, elle le roula en boule et le déposa en guise d'oreiller.

«Je peux t'emmener au boulot avec moi au chantier demain, question que tu manges. Si t'as faim, j'ai pas grand chose mais je peux te laisser le peu de pain qu'il me reste.

Se glissant entre les couvertures, elle pris la place contre le mur.

«T'as un nom?»

Joiya se réveilla alors que les premiers rayons de soleil atteignaient enfin son visage pour le réchauffer. Un étrange plaisir en ces temps cruels. Un rapide coup d'oeil à la porte la rassura que la barre était encore en place et que l'autre était encore là. Un autre coup d'oeil la trouva en boule contre le mur opposé son lit.

Serrant les dents, la jeune femme expira doucement. La réaction de l'autre ne la surprenait pas mais la désolait tout de même quelque peu. Après tout, n'est-ce pas toujours un peu décevant de voir qu'on ne fait pas confiance à une aide offerte au risque de sa propre peau? Mais l'autre ne pouvait pas le savoir, ça. Sa nature de Sahel devait l'avoir rendue méfiante à tout hormis elle-même, après tout. Elle était capable de comprendre ce genre de réaction, si pas pour les mêmes raisons.

Du bout des doigts, elle réajusta les bandelettes qui assurait son alter ego. Certaine qu'ils étaient convenablement fixés, elle rejeta les couvertures d'un geste brusque puis se leva d'une façon qui assurait un maximum de bruit sans paraître étrange afin de réveiller Siloë sans recevoir de coup par inadvertance. Enfilant son chandail, elle attrapa le morceau de pain dont l'autre n'avait pas voulu et l'engloutit. Lorsqu'elle fut certaine, selon le bruit que l'autre était bien réveillée, elle ne leva pas la tête en enfilant son pull et sa tuque et n'attendit pas un mot de la femme.

«Si tu veux venir travailler avec moi, il faut partir bientôt. Les contremaîtres du chantier aiment pas les retardataires. Par contre, ils te laisseront travailler, même si c'est pour moins de nourriture en fin de journée. Je veillerai qu'il ne t'arrive rien. Je ne suis jamais affecté aux travaux lourds de toute façon, ils croient que je suis trop petit. Ce qui veut dire que je pourrai rester près de toi pour t'éviter des embrouilles. Si tu veux, naturellement.»

Un sourire en coin fit courber les lèvres de la jeune femme. Elle hocha la tête brièvement puis tendit la main vers son sac dont elle glissa la bretelle par-dessus son épaule. Elle fouilla pour extirper un petit sachet de biscuits secs de son sac qu'elle déposa sur la table puis fit le tour de la pièce du regard. Non, elle n'oubliait rien. Si elle devait ne jamais revenir à cet endroit, il ne lui manquait rien dont elle avait irrévocablement besoin.

Se retournant vers la sahel, elle inclina la tête vers la porte puis alla tirer le barreau de son enclave. Elle sortit le cadenas rouillé de son sac et le déverrouilla en attendant que la femme se lève et la rejoigne près de la porte. Lorsque toutes deux semblèrent prêtes, elles sortirent et Joiya glissa le cadenas en place avant de sortir du bâtiment.

Le chemin se fit largement en silence hormis quelques instructions données par Joiya à Siloë. Le chantier était une résidence pour Reproductrices et l'avancement était de près de 75%. Les tâches qui lui seraient attribuées étaient notamment le transport de fournitures et l'évacuation des déchets de construction. Le transport de l'eau aux travailleurs se faisait exclusivement par certaines femmes et quelques enfants mais c'était un travail ingrat car il impliquait la communication avec les lourdauds de constructeurs. Et en tant que sahel, elle ferait mieux de garder l'œil ouvert pour les surintendants et de les éviter car alors que les contremaîtres, même si crus et imbéciles, ne voulaient seulement que le travail soit fait, les surintendants avaient tendance à malmener les Ventre Arides plus que n'importe qui d'autre.

Lorsque les deux femmes tournèrent un dernier coin, le chantier devint visible devant elles. 4 étages incomplets autour d'une carcasse de vieilles briques formant un pan de façade pour le nouveau bâtiment. Une file de gens commençait à s'accumuler pour le travail qui commençait pour la nouvelle journée et le soleil toucherait bientôt le sol.

Rand prit sa serviette et essuya la sueur perlant sur son visage et ses bras. Comme tous les matins, il commençait par sa série d'exercices sportifs et son entraînement au combat au corps à corps. D'ailleurs, ce matin, il était irrité, son entraîneur était maintenant moins fort que lui et n'avait plus grand chose à lui apprendre. Il allait devoir se débarrasser de cet incapable et lui trouver un remplaçant.

Mais pour l'instant, Rand avait d'autres préoccupations plus urgentes. Ce matin il devait inspecter le chantier qu'il avait ordonné de faire construire pour loger les meilleures reproductrices. Elles n'arrêtaient pas de le harceler sur leurs conditions de logements insuffisantes à leurs goût, et Il ne pouvait malheureusement pas les punir comme il le voudrait pour l'avoir importuner.

Le chantier prenant du retard, il devait s'y rendre pour remettre les choses sur le droit chemin. Il prit une douche, s'habilla et sortit de chez lui. Quand il fut dehors, il était entouré par sept personnes. Il supportait leur présence par obligation eu égard à sa position, mais les considérait tel qu'ils étaient : des parasites.

Alors qu'ils arrivaient à l'intersection menant au chantier, l'une des femmes l'accompagnant s'écarta vivement et attrapa le bras d'une sahel qui passait pas loin accompagnée par un jeune garçon.
"EH ! Mais je te connais toi ! t'es cette sale sahel qui trainait avec l'autre garce qui vient de crever." s'exclama-t'elle.

Les muscles de Joiya figèrent et son sang se glaça en entendant la voix lourde de ce qu'elle n'arrivait pas à déterminer comme étant de la haine ou de mépris. Serrant les dents pour éviter que sa mâchoire ne tremble, elle se retourna et, son visage figé en un masque d'indifférence, elle dévisagea la reproductrice de la tête aux pieds comme si elle avait tout son temps devant elle. Ou devant «lui», plutôt. Croisant les bras, ses yeux revinrent vers ceux de la femme qui agrippait encore le bras de Siloë.

Les yeux perçants de la femme lui semblèrent la transpercer jusqu'à l'âme. La terreur tenait encore son estomac serré dans un étau mais elle se força à respirer normalement. Si jamais quiconque venait à découvrir qui elle était réellement... Ne pas penser à cela. Arrogance mâle, mais pas trop, ne pas offenser l'homme avec elles. En espérant ne pas en venir à abandonner la sahel là. Elle ne se le pardonnerais jamais, elle le savait au plus profond d'elle-même.

«Sale ou pas, il faut qu'on aille travailler. Pour vous, j'imagine, du coup ça serait à votre avantage de la laisser aller. Les contremaîtres n'attendent jamais avec grande patience.»

Un regard arrogant pour les paroles amoindrissantes. Garder les épaules et la colonne bien droites, ne pas plier sous des yeux cruels. Sembler inébranlable. Sembler mâle. Tout reposait sur les apparences.

"Toi, le mioche..." commença la femme qui tenait la sahel, mais fut interrompu par Rand.

"Suffit !"

Aussitôt la femme ferma la bouche et le regarda, une légère inquiétude dans le regard. Chaque fois que Rand intervenait de cette manière, il s'était toujours produit quelque chose d'imprévisible. Et pas toujours des choses agréables. De quoi rendre nerveux n'importe qui.

L'homme se déplaça soudain vers le garçon et le saisit par le bras, sa main serré comme un étau inébranlable, mais suffisamment relâché pour ne pas faire mal.

Puis il le regarda dans les yeux, son regard plus glacial que jamais.
"Petit, tu as du cran. Tu me plais bien. Cependant, ton... amie... est beaucoup moins agréable. Me voilà dans une situation un peu embêtante, n'est ce pas ? et je n'aime pas ce genre de situation. Que propose tu pour y remédier ? réfléchi bien à ta réponse. Je n'aime pas les paroles irréfléchies..."

Rand se mit à sourire de son air arrogant habituel. Il s'était peut être trouvé un nouveau 'jouet', et il espérait qu'il allait être à la hauteur...

Elle avait le goût de mettre une baffe à cette catin de reproductrice qui osa la traiter de mioche mais sa colère fut distraite par l'intervention du mâle qui accompagnait ces... Dames. Le Joiya demeura rivé sur la femme pendant quelques secondes après qu'elle-même ait tourné la tête. Puis, alors qu'elle tournait lentement la tête vers lui, il s'élança pour attraper son bras.

Sous le choc, Joiya tenta de sauter vers l'arrière mais il était trop tard. Par réflexe, elle secoua violemment son bras pour le déprendre mais l'homme était trop fort pour elle. Son bras ressemblait à un cure-dent en comparaison à celui qui la tenait prisonnière. Néanmoins, elle pendit son poids contre son bras afin d'en profiter dès qu'il relâcherait le moindrement sa prise.

Elle voulait hurler de rage mais se contentât de retrousser les lèvres en grondant doucement pendant quelques secondes. Elle se sentit soudain comme un chiot, la queue repliée entre les pattes qui souhaitait être fort face à un loup qui s'en foutait et qui allait lui mettre une raclée.

"Petit, tu as du cran. Tu me plais bien. Cependant, ton... amie... est beaucoup moins agréable. Me voilà dans une situation un peu embêtante, n'est ce pas ? et je n'aime pas ce genre de situation. Que propose tu pour y remédier ? réfléchi bien à ta réponse. Je n'aime pas les paroles irréfléchies..."

Joiya serra les dents si fort que ses mâchoires devinrent douloureuses afin d'éviter de rétorquer comme elle en avait l'habitude. Inspirant longuement, elle redressa les épaules et releva le menton. D'un ton doucereux qui se voulait poli, elle répondit lentement, pesant chaque mot. Il aimait son cran? Elle allait lui en donner.

"Mon amie sait sans aucun doute mieux travailler que tes femmes. Et c'est ce qu'on va aller faire." Elle mit l'emphase sur ses derniers mots. "Ensemble. Travailler."

Joiya ferma les poings et enfonça ses ongles dans la chair de ses paumes. Elle détestait qu'on la retienne ainsi.

Joiya découvrit les dents et gronda de plus belle. Pour qui cet homme se prenait-il? Une proposition généreuse? Quelle absurde et cruelle farce! Elle voulait hurler, l'inonder d'insultes et le rouer de coups! Mais, même si elle en avait eu la force et la capacité, cela ne se faisait pas à l'encontre d'un reproducteur. Du coup, avec une expression de rébellion, elle détourna le regard vers la femme qu'elle avait aidé la veille et y trouva un visage douloureusement vide.

Prendrait-elle sur ses épaules la responsabilité de la sahel?

Serrant les poings, plusieurs événements défilèrent derrière ses yeux tel un film qu'on passait en mode rapide. Elle y vit les nombreuses violations contre sa personne, les enfants qui avaient grandi en elle pour également y mourir, les regards des femmes qu'elle avait croisées en tant qu'homme, des yeux de femmes à l'esprit en lambeaux. En quelques secondes, elle revit toutes les larmes qu'elle a pleuré pour elle et pour d'autres et elle sut quelle serait sa réponse.

Regardant à nouveau le grand homme qui tenait son bras dans une poigne comme un étau, elle serra les dents et inspira profondément avant de répondre. Et quand elle répondit, ce fut avec toute la dignité qu'elle possédait en tant qu'"homme". Une dignité considérable, quand la comparait avec celle qu'elle possédait en tant que femme.

"Non... Non, je ne l'abandonnerai pas."

Ce fut l'entièreté de sa réponse mais elle la savait suffisante. Sa décision était prise mais ses muscles ne se détendirent pas. Elle pressentait que le pire était à venir. Elle pria vers le ciel qu'elle croyait depuis toujours vide qu'elle réussirait à en ressortir avec sa vie. Et celle de Siloë.

"Parfait, je savais que tu ne me décevrais pas."

Rand fit un signe de tête vers les reproductrices pour leur indiquer de surveiller la sahel. Celles-ci ne furent pas enchantée mais n'osèrent pas protester. Elles savaient qu'il n'était pas sage de le contredire.

Mais il s'était déjà retourné de nouveau vers le garçon.
"Au fait, je ne connais pas encore ton nom. Mais passons. Je vais te lâcher, et tu restera a coté de moi jusqu'à ce que je te dise le contraire."

Puis il lâcha effectivement, et sans même vérifier si ses ordres étaient exécutés, se dirigea d'un bon pas vers le chantier. Il savait qu'il serait obéi, une certitude justifiée par l'habitude de posséder un pouvoir absolu sur les autres.

C'est ainsi qu'ils arrivèrent face aux travaux. Le contremaitre principal, en les voyant arriver, se dépêcha de venir les accueillir. Il avait un air pataud qui déplut tout de suite à Rand. Cela gênait son sens de la perfection, aussi il ne faudrait surement pas grand chose pour l'inciter à le renvoyer.

"Bonjour Monsieur, que puis-je faire pour votre service ?" fit le contremaitre.

"Il est venu à mon oreille que le chantier prenait du retard. Je déteste le retard, mon cher, alors je suis venu entendre de ta propre bouche les pitoyables excuses que tu vas me sortir."

le bonhomme, qui n'avait déjà pas fière allure, se mettait maintenant à transpirer à grosses gouttes.

"Mon seigneur, nous ne recevons pas suffisamment de matériaux, nous faisons ce que nous pouvons avec ce que nous avons" dit-il d'une voix au bord de la panique.

le reproducteur leva les sourcils, comme s'il était étonné.
"Faire ce que vous pouvez ? Voilà qui n'est pas suffisant, mon ami. Il me faut du résultat, tu comprend. Mes chères reproductrices désirent habiter leurs nouveaux quartiers au plus vite. Je ne peux donc souffrir aucun retard !"

"Je... Je vais contacter nos fournisseurs et exiger d'avoir plus de fourniture sous les plus brefs délai, Monsieur !"

Rand se mit alors à sourire, mais il n'atteint pas ses yeux qui fixaient le pauvre contremaitre d'un regard glacial.
"Parfait alors ! Mais pour t'encourager un peu plus encore dans ton travail, il va falloir une petite punition. Cela te remettra les idées bien en place, tu verras."

Il se tourna alors vers le garçon.
"Petit, voici ta première tache. Choisi quelle sera la punition de ce brave homme. Mais choisis bien, car tu ne voudrais pas que je décide à ta place..."

La jeune femme plissa des yeux et eut une folle envie de tirer la langue à ce balourd. Serrant les poings, elle s'en retint. Lorsqu'enfin il laissa tomber son bras, elle dût s'empêcher de le frotter. S'il ne lui avait pas fait mal en soi, il n'y avait tout de même pas été de main morte. Toutefois, de montrer la moindre parcelle de faiblesse menait à la déchéance d'un homme. Elle ne bougea donc pas, hormis pour le suivre.

Car elle suivit en effet, même si elle se détestait avec violence de faire ainsi. Elle s'était toujours jurée qu'elle ne deviendrait le chien de poche de personne et voilà qu'elle suivait cet homme comme un bestiau. Suite à un ordre, rien de plus! Ordre suivant l'indication claire, nette et précise qu'il se fichait de connaître son nom! Se faire traîner dans la boue aurait été moins honteux. Elle se serait crachée dessus.

Elle fut forcée de marcher à longs pas afin de suivre les grandes jambes de cet homme. Elle refusait de courir, quoiqu'il arrive! Toutefois, des reproductrices, de très petite taille, n'en eut guère le choix. Elle se vit donc obligée de retrousser ses jupes et trotter sous les regards rieurs des travailleurs qui ne se gênaient plus pour pointer du doigt une fois hors de vue du large reproducteur.

Non loin de ce que la jeune femme avait, jusqu'à la veille, connu comme étant le "QG", un homme grassouillet vint rapidement à leur rencontre. Étrange; elle n'avait jamais vu cet homme se dépêcher une seule fois! Pour sa défense, il fallait dire qu'elle n'avait jamais vu l'homme devant elle au chantier non plus.

Elle écouta les deux mâles discourir à propos de l'avance du bâtiment et si elle fut attentive, elle n'en fut absolument pas intéressée. Elle observa plutôt de plus près la réaction de cet homme généralement facile à la violence lorsque confronté par un autre, encore plus puissant. Elle fut satisfaite du résultat même si elle n'osait se le dire en ces mots trop gratifiants pour le reproducteur.

Avec un sourire en coin, elle savoura la déchéance du contremaître en se remémorant les réussites de ce dernier. Une femme au visage ensanglanté à coup de botte, une autre pratiquement décapitée quand il l'a frappée à l'aide de la canice d'eau avec laquelle elle l'avait malencontreusement bousculé. Un vieil homme balancé en bas du deuxième, une autre femme aux os du bras en pièces, broyés par un étau... Elle en avait trop vu et trop entendu parler. Mais tel en était ainsi pour tous les contremaîtres de chantier.

Soudain, elle entendit le mot "punition" sortir de la bouche du grand homme. Elle se mit instantanément à écouter avec toute son attention. Une sanction pour cet homme? Chic! Levant les yeux vers lui avec un sourire en coin, elle avait hâte de savoir ce que le reproducteur lui imposerait. Puis, celui-ci se tourna vers elle.

"Petit, voici ta première tache. Choisi quelle sera la punition de ce brave homme. Mais choisis bien, car tu ne voudrais pas que je décide à ta place..."

Sa mâchoire faillit tomber. Elle qui décidait? Elle voulut se pincer et failli bien le faire, rien que pour vérifier qu'elle ne rêvait pas. Pendant quelques secondes, son esprit fut totalement vide. Puis, son instinc de survie s'enclencha et son esprit défila à toute allure. Puis, après quelques secondes supplémentaires, elle se tourna lentement vers le contremaître de chantier qui la regardait avec horreur. Reconnaissait-il Joran? Probablement pas. Mais en situation critique, les gens pouvaient surprendre. Son regard devint très dur.

"Qu'arriverait-il s'il tombait du 4ème?"

En entendant la réponse du garçon, Rand leva les sourcils un instant. Il était étonné qu'il ait choisi de le faire tuer. Il devait surement avoir une dent contre lui. Le reproducteur réfléchi quelques secondes à cette proposition. S'il faisait tuer le contremaitre, il aurait à en choisir un nouveau, avec le risque de tomber sur quelqu'un encore plus incompétent que celui-ci. D'un autre coté, avec un tel exemple, son successeur serait plus que nettement encouragé à mettre les bouchées doubles pour finir le chantier dans les temps.

Il regarda le contremaitre, qui alternait son regard entre lui et le garçon, la bouche se fermant et se rouvrant sans sortir un son. Il était visiblement complètement paniqué, le visage remplit de sueur, faisant encore plus ressortir la graisse du personnage.

'Dégoutant', pensa Rand avec une grimace de dégout.

Il prit alors sa décision. Se tournant face au garçon, il déclara :
"Intéressant. Je me souviendrais de cette décision. J'espère pour toi que tu ne le regrettera pas plus tard, gamin."

Il fit face alors au contremaitre.
"Nous allons voir si tu sais comment apprendre à voler."

Il fit alors signe pour qu'on le saisisse, l'emmène au quatrième étage et le fasse tomber. Mais le contremaitre, se rendant compte qu'il était condamné à mort, tenta de s'enfuir en courant.

"tss, quel manque de civisme. s'en aller sans même dire au revoir" fit le reproducteur d'un air légèrement irrité.

Il se baissa, ramassa un caillou, et le lança avec force et précision. la pierre toucha le fuyard a l'arrière du genou droit, ce qui le fit tomber sous le choc. Il n'eut alors pas le temps de se relever qu'on l'avait rattrapé.

Peu de temps après, le contremaitre faisait une tentative de vol, mais échoua et son atterrissage ne fut pas plus réussi, faisant plein d'éclaboussures partout.

Mais Rand ne regarda même pas l'exécution, mais plutôt le garçon pour voir sa réaction devant le fait que sa décision ai abouti à la mort d'une personne...